Frank Darcel : la fin du voyage dans cet autre Finistère

Le 14 mars, Frank Darcel, connu pour avoir cofondé le groupe Marquis de Sade à Rennes et avoir collaboré avec Étienne Daho et Pascal Obispo, a été retrouvé mort par des promeneurs sur une plage au pied d'une falaise, à un endroit facilement accessible par un escalier, à Ribadeo en Galice, à la frontière avec les Asturies en Espagne, face à sa Bretagne natale. Contacté par l'AFP, un porte-parole de la Garde civile n'a pas précisé les causes de sa mort, qui fait l'objet d'une enquête.

J’ai appris un peu par hasard la triste nouvelle le midi du 16 mars. Un terrible choc, car j’avais depuis quelques temps commencé à entretenir avec Frank des relations amicales fondées sur la complicité qui peut exister entre deux musiciens-écrivains de formation scientifique ayant vécu la grande époque du rock rennais, un comme l’initiateur de cette vague et l’un de ses principaux leaders, l’autre très modestement comme un acteur beaucoup plus obscur, totalement inconnu du grand public, d’autant que, contrairement à lui, mes livres sont publiés sous pseudonyme.

Il a fallu que sa vie se termine loin de cette Bretagne qu’il adorait et promouvait. Pourtant il la quittait très souvent, car Frank, grand partisan de l’Europe fédérale, avait la bougeotte, le chromosome du voyageur. Il fallait prendre l’oiseau au… vol si on voulait brièvement profiter de sa présence : tout le temps parti à circuler un peu partout dans le monde, depuis ses premiers voyages aux USA, à New-York chez son oncle où il découvrit une nouvelle scène musicale, à celui qui vit sa fin en pays celte hispanique, en passant par les premières expéditions en RFA dans la vieille Opel d’un copain (en bagnole de fortune, disait Daho, morceau produit par Frank, et à l’époque on se heurtait encore au Rideau de Fer limitant la RFA), sa dernière virée en Scandinavie, ou son séjour en Finlande dont il s’était servi pour dépeindre le décor de son extraordinaire roman prémonitoire L'Armée des hommes libres. Il avait aussi séjourné 3 ans au Portugal dans les années 90 où il était devenu producteur à succès, accouchant de hits mondiaux (USA, Canada, Brésil…) avec l’artiste portugais Paulo Gonzo, issu initialement du blues (cinq albums produits jusqu'en 2001, l’album Quase Tudo, (1997) étant certifié 6 fois platine !).

Outre la musique et la littérature, que nous appréciions et créions, nous avions pas mal de points communs, liés à nos parcours mais aussi à nos goûts, comme cette passion pour les Les Paul Deluxe, ses mini-humbuckers, et sa lutherie si particulière. Nous pouvions en discuter des heures. Pour lui, c’était la guitare emblématique de Pete Townsend, pour moi c’était celle de Scott Gorham, et très ponctuellement de Gary Rossington. La dernière fois que nous nous sommes vus, il parlait d’aller en récupérer en Italie et peut-être en Espagne… Il avait ses adresses. Après tant de voyages, tant de visites, Frank était à la tête de formidables réseaux pour toutes sortes de choses. Comme guitariste, il avait promu un style très novateur, avec des aller-retour du médiator sur plusieurs cordes pour créer des architectures où venaient se poser les voix et les autres arrangements. Son jeu avait influencé quelques musiciens de la scène rennaise à commencer par Pierre Corneau, guitariste puis bassiste, qui m’a avoué un jour que son style de jeu de basse devait tout du jeu de guitare de Frank. Guitariste complet, Frank s’exprimait peu en solo, tâche qu’il laissait souvent à un autre guitariste ou à un sax. Il était néanmoins capable de délivrer des chorus courts (l’influence punk?) mais très intéressants dans leur construction.

Bien sûr, nous avions aussi nos divergences, presque aussi nombreuses que nos points communs : je lui avais demandé par exemple si l’absence de subjonctif passé dans L'Armée des hommes libres, venait d’une consigne de son éditeur ou d’un parti pris personnel. Il m’avait répondu, l’air étonné « Mais qui aujourd’hui se sert du subjonctif passé ? ». Et bien moi, tout simplement… J’avais été un peu choqué de cette réponse de la part d’un perfectionniste très cultivé comme lui. Je m’étais promis de lui en reparler de façon détendue lors d’une soirée amicale privée en petit comité, profitant d’une de ses rares dates disponibles, soirée qui désormais ne pourra plus se dérouler.

Personnalité complexe, pouvant présenter de multiples facettes, Frank, en vrai passionné, était doté d’un esprit curieux, perpétuellement en éveil, toujours attentif à la découverte de possibles talents, sautant en continu d’un projet à l’autre, avec un véritable esprit d’entreprise, se lançant alors à fond dans sa réalisation jusqu’à ce qu’il estime que le boulot était fait et bien fait. Lors de la réforme des retraites, il m’avait confié : « Avec la façon dont s’est déroulée ma vie professionnelle, je vais devoir aller jusqu’à 70 ans, mais je m’en fous : j’aime ce que je fais ». Authentique bosseur, Frank était très exigeant, comme le prouve le travail considérable mené avec ses collaborateurs pour sortir les deux énormes tomes de Rok, l’histoire de cette musique en Bretagne. C’est à l’époque de l’écriture du premier tome qu’après s’être pendant longtemps simplement croisés de loin (et pas souvent certaines décennies), nous avons commencé à nous rapprocher. Pas par la musique, curieusement, par l’écriture.

Doté d’un caractère bien trempé et d’une énergie qui paraissait inépuisable, ambitieux pour son travail, il avait du mal lorsqu’il œuvrait avec les personnes incapables de suivre son rythme fou, ses partis pris ou ses idées bien arrêtées, au contraire de la façon dont il menait sa vie amicale, de façon plus ouverte et conviviale. Il fallait argumenter pour infléchir cette puissance énorme, puissance de travail mais aussi puissance intellectuelle. Cela lui avait valu autrefois des disputes mémorables, des ruptures, et pas qu’avec Philippe Pascal, son complice de Marquis de Sade. Lorsque le groupe s’était reformé, esprit curieux moi aussi, je lui avais posé la question de l’harmonie de ses rapports avec Philippe. Il m’avait alors répondu que ça allait beaucoup mieux et il avait ajouté, avec l’air malicieux qui lui allait si bien : « Y'a moins de testostérone ! ». C’est vrai que l’homme s’était arrondi dans ses manières comme dans son allure, moins stricte. La forme, l’apparence avaient pris moins d’importance. Le départ de Philippe l’avait beaucoup choqué, mais il était reparti de l’avant, terminant avec d’autres chanteurs le dernier album de Marquis de Sade et prolongeant l’aventure avec Marquis.

Entrepreneur-né, Frank savait trancher et pouvait paraître très dur. J’en avais eu l’illustration lors de la reformation de MDS : à partir du moment où il avait senti le frémissement autour du retour de son groupe emblématique, il n’avait pas hésité à sacrifier Republik, le groupe qu’il avait fondé en 2009 et qui venait de sortir son nouvel album, Exotica. Pour lui les choses étaient simples, et il avait pris le temps de m’expliquer sa philosophie : il estimait devoir choisir, n’envisageant pas de mener deux groupes rock en parallèle, et tant pis pour la formation sacrifiée. Un projet à la fois, c’était sa ligne de conduite et c’était aussi le cas en littérature. Mais il savait aussi ménager les humains qu’il estimait, et pouvait prolonger des collaborations si une place se libérait dans ses projets : parmi les partenaires de Republik, il sollicitera le guitariste Xavier Geronimi pour jouer avec Marquis de Sade en 2018.

Personnage public éminent, très médiatique mais capable d’éclipses pour fomenter un nouveau projet, n’hésitant pas à s’investir en politique, Frank protégeait jalousement sa vie privée et sa famille. Doté d’un charisme flamboyant quand il était en confiance, il pouvait aussi paraître distant et impressionnant dans d’autres situations, Frank avait aussi à l’oral la faconde d’un véritable conteur. Passionnant autant que passionné, doté d’un solide sens de l’humour, appréciant les échanges où règne la bonne humeur, il aimait raconter des histoires, des anecdotes, illustrer par ses mots des événements humains, chercher des destins particuliers, des trajectoires insolites. Une fois lancé, si possible devant une bonne bière ou un bon vin, encore un point qui nous rapprochait, il était irrésistible et les soirées pouvaient se prolonger tard si rien d’urgent ne l’attendait. En ce sens il était parfaitement représentatif de ce rock rennais qu’il incarnait, rock imprégné de littérature (Marquis de Sade, mais aussi Dargelos, les Nus, Ubik…), de culture artistique et d’ouverture sur l’Europe, et qu’il a un jour ainsi parfaitement défini : « Le rock rennais, c’est une guitare dans une main et un livre dans l’autre ». Juste parfait.

Sa disparition laisse un vide terrible, tellement le personnage rayonnait. Je ne suis pas sûr qu’on mesure aujourd’hui pleinement sa contribution à la création et à la vie de la cité. Sa disparition marque peut-être la fin d’un monde, et en tous cas une lourde perte pour le rock français dans son ensemble.

Yves PHILIPPOT-DEGAND

Toute la rédaction et les collaborateurs de RTJ s’associent pour présenter à sa famille et ses amis leurs plus sincères condoléances.

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